ARCANES, la lettre
Zoom sur
Chaque mois, les Archives présentent dans la rubrique "zoom sur" un document issu de ses fonds, nouvellement acquis ou bien un document exceptionnel. Retrouvez ici une petite compilation de tous ces articles.
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Le dimanche 8 juillet 1906, 137 touristes et scientifiques embarquent depuis le port de Dunkerque à bord du paquebot-yacht L’Île-de-France pour un voyage sur les terres polaires du Spitzberg[1]. Aux alentours de minuit, le navire quitte la côte des Dunes de Flandres et longe le littoral norvégien en direction du Cap Nord. Il s’embarque dans les eaux mouvementées des mers du Groenland et de Barents pour atteindre, enfin, le 18 juillet, la pointe sud de l’archipel. Tout en remontant le versant ouest des îles, les explorateurs traversent, ébahis, ce panorama arctique à la découverte de ses multiples fjords, glaciers et massifs montagneux.
Dans le fonds du pyrénéiste Maurice Gourdon (1847-1942), de nombreuses boîtes cartonnées et annotées : « Spitzberg 1906 » renferment presque 200 plaques de projections numérotées et légendées retraçant l’itinéraire de ce voyage. Elles s’accompagnent de sources précieuses qui agrémentent l’histoire : des billets de train pour Dunkerque, un carnet répertoriant l’ensemble des images, des dessins sur calque, le programme imaginé et rédigé par le professeur Nordenskjold, un récit de voyage d'Eugène Gallois, des tirages signés de la main de Maurice Gourdon et des notes sur la faune et la flore étudiées sur place. Un brin nostalgique de mes pérégrinations estivales, sachez que je suis à deux doigts de créer un Polarsteps pour dépeindre, jour par jour, les différentes étapes de cet incroyable Boat Trip. Au pays du soleil de minuit, tout semblait si mirifique. Mais contre toute attente, les déconvenues vont finir par pointer le bout de leur nez, précipitant nos touristes dans la tourmente, et cela pendant 34 longues heures.
Le 25 juillet, c’est aux abords du Raudfjorden – le fjord rouge –, que le drame se produit. Tragique moment où l’expectative du programme finement ficelé se confronte à la réalité du territoire hostile parcouru. Car soudainement, L’Île-de-France, naviguant dangereusement au milieu d’îlots de glace et d’icebergs, se heurte violemment à des roches abruptes absentes des cartes marines. Quelle infortune… le navire se trouve bel et bien échoué au beau milieu des eaux glaciales de l’Océan Arctique. Eugène Gallois raconte : « On envisageait froidement le cas de l’abandon du navire, avec la peu réjouissante perspective d’être réduits à débarquer sur un coin de sol glacé où il faudrait camper un certain nombre de jour, et dans des conditions peu confortables qui ne rappelleraient nullement celles d’un bon camping préconisé par le Touring-Club ! » Toujours à bord, et après une première nuit de frayeur, les vacanciers impatients, débarquent sur la petite île Ytre Norskøya (Île Outer Norway) située sur le point le plus septentrional de l’archipel, à seulement une heure en chaloupe à vapeur du point d’échouement. Sur ce havre désertique, habité par d'innombrables oiseaux, les excursionnistes installent un semblant de campement en espérant un sauvetage imminent.
Le 27 juillet, au matin, après une première tentative avortée, ils sont finalement secourus par le Friesland et rejoignent les banquises aperçues au loin. Cet événement ne va pas tarder à sonner la fin du périple. Encouragée par un temps désastreux, la troupe vire de bord et fait route vers le sud en direction de terres plus familières. Toujours est-il que nos chers passagers de L’Île-de-France repartiront certainement les yeux emplis d’étoiles (ou d’aurores boréales) et d'histoires rocambolesques plein les poches. On tient là la formule idéale pour des vacances mémorables.
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[1] : En 1920 la Norvège devient souveraine de l’archipel du Spitzberg qu’elle renomme Svalbard. Spitzberg désigne aujourd’hui l’île principale de l’archipel du Svalbard.
Parfois je rêve de regarder une image comme si c’était la première devant laquelle je me tenais. Comme si mon expérience du médium photographique consistait en une vision pure, intacte, une perception brute, sans que l’esprit et la mémoire ne se mettent en branle et ne transforment le voir en savoir. Ah l’illusion de la « tabula rasa » face aux images ! Il s’agirait de retrouver notre naïveté et de porter, sur les photographies, mais aussi les peintures, dessins et autres œuvres figurées, un regard vierge, remettant l’analyse à plus tard.
Nous qui vivons dans un monde d’images, ne savons plus les voir. C’est, assortis de nos catégories de pensées, nos souvenirs et connaissances, que nous les contemplons, n’ayant de cesse d’associer l’image qui se trouve sous nos yeux à d’autres images – parfois contemporaines, souvent anachroniques –, et de les interpréter en convoquant tout un f/lot de références culturelles, sociales, philosophiques, etc. L’ingénuité du regard n’est qu’utopique : il ne peut se passer de mots. « Il n’y a pas de paradis de l’image, ni en amont, ni en aval de la connaissance, déplore le philosophe et historien de l’art, Georges Didi-Huberman. Il n’y a pas d’innocence du regard qui préexisterait à ce regard-là que je pose sur cette image-ci. » 1
Peut-être alors, devant une peinture ou une photographie, pouvons-nous tout au moins essayer de faire « comme si » et balayer – autant qu’il est possible – d’un large revers de main, ce qui se trouve sur la table et parasite le voir ?
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1. L’Expérience des images, Marc Augé, Georges Didi-Huberman, Umberto Eco, Ina Editions, 2011.
Au lendemain de la crue historique de 1875, les photographes toulousains – amateurs et professionnels – s’emparent de ce médium encore très jeune pour documenter la tragédie. Ils arpentent la ville, déambulent « au milieu de pans de murs plus ou moins chancelants, des amas de matériaux de toutes sortes, poutres, solives, meubles, débris, dans un indescriptible désordre »1 et nous dévoilent Toulouse telle un véritable théâtre de ruines. Par exemple, sur ce cliché, on se trouve rue des trois cannelles, dans cette petite allée étroite perpendiculaire à la rue Villeneuve et aux allées Charles de Fitte : on découvre au premier-plan une femme assise éplorée et un homme en costume semblant évaluer les dégâts. Il faut savoir qu’à travers nos écrans d’ordinateurs, on ne visualise pas cette image de la manière adéquate, car de nombreux détails nous échappent. Il faut utiliser un stéréoscope pour visionner et s’immerger dans cette scène, et là soudainement les trois plans de l’image se détachent pour nous dévoiler une impression en relief de ce paysage désolé.
Ici, le photographe usait de la stéréoscopie pour tenter d’illustrer le terrible spectacle face auquel il se trouvait. En plongeant dans nos fonds, on découvre d’autres photographies toutes aussi sidérantes, des témoignages visuels sous de multiples formats : des vues stéréoscopiques oui, mais aussi des petits et grands tirages collés sur des supports cartonnés, des vues panoramiques, des albums photographiques – à l’époque dédiés à la vente –, et des plaques de verre. Sur l’ensemble de ces clichés, toujours le même constat : on peine à reconnaître la ville plongée sous les décombres et les ruines. Le quartier Saint-Cyprien apparaît méconnaissable, et cela, même pour des yeux pourtant bien aguerris. On parcourt ce paysage urbain familier : rue de la République, place Hippolyte Olivier, rue Réclusane, rue du pont saint-Pierre, avenue de Muret, place Roguet et place intérieure Saint-Cyprien ; mais chaque rue et place de la rive gauche se confond. Seuls quelques repères : le dôme de la Grave, les ponts effondrés et le Château d’eau, agissent comme des phares au milieu du drame et nous aident, tant bien que mal, à nous repérer dans la ville. C’est à la lecture des nombreux récits journalistiques et littéraires que les images prennent enfin sens. On peut enfin retracer les épisodes marquants de l’inondation et on commence à distinguer des lieux. C’est au bout de ce long travail d’identification, de recherches, de lectures, qu’on replace et ancre enfin l’événement dans nos mémoires.
Dans notre nouvel atelier participatif « (En)quête d’Images », proposé au cours du mois de juin, deux groupes de curieux ont été invités à marcher sur les pas des photographes de l’époque Joseph et Antonin Provost, Amédée Trantoul, Eugène Delon, Eugène Trutat, et Valérie Ducassé. Ils se sont pris au jeu des enquêtes, et munis de la boite à outils de l’archiviste-iconographe, ont redécouvert l’histoire de cette terrible inondation. Dans le cadre de la commémoration des 150 ans de la crue du 23 juin à Toulouse, retrouvez aussi notre exposition “Témoigner d’une catastrophe : la crue de 1875 à Toulouse”, visible du 21 juin au 30 septembre sur le pont Saint-Pierre piétonnisé. Pour les lecteurs habitués de la salle de lecture ou des ateliers du samedi matin, sachez que les documents originaux de l’exposition seront aussi présentés durant tout l’été.
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1 Le Monde illustré, 10 juillet 1875
La genèse d'un article d'Arcanes, en particulier pour le "Zoom sur" le fonds Dieuzaide, suit des méandres aussi mystérieux que le fonds est tentaculaire ; sa rédaction relève de la course d'orientation.
Commencez par découvrir que Yan a photographié Marcel Durliat, ce qui nous intéresse comme tout ce qui est roman nous intéresse et intéressait notre photographe toulousain. Accroupi aux côtés de Michel Labrousse et d'un capitaine Ferran, l'historien de l'art pose devant un tapis de mosaïques découvertes lors d'un sondage archéologique à Saint-Pierre-des-Cuisines. On voit à l'arrière-plan le clocher des Chartreux et on ne sait pas qui était Jacques Ferran.
Allez ensuite sur UrbanHist pour en savoir davantage sur ces fouilles. Notez qu'elles ont eu lieu en 1965 dans le chœur roman en partie détruit, qu'elles ont permis la mise au jour de son niveau de sol, couvert d'un remploi de mosaïques de la fin de l'Antiquité. La suite du reportage photographique nous montre l'opération de nettoyage avant dépose de ces dernières, aujourd'hui conservées au musée Saint-Raymond. Vous ne savez toujours pas qui est le capitaine Jacques Ferran, hormis qu’il a dirigé ces premières fouilles.


Poursuivez votre enquête dans la bibliothèque des Archives, pour découvrir l'objectif de la fouille et des détails sur ce Ferran. Vous découvrez un DFS de sauvetage d'urgence (document final de synthèse, ou rapport de fouilles) datant de 1995 (et rédigé par Quitterie Cazes, en charge de la campagne de 1986), quand Saint-Pierre-des-Cuisines est transformée en auditorium. Ce document revient, enfin, sur l'historique des études menées sur ce site. Vous y apprenez qu'en 1965 seuls les abords de l'église peuvent être explorés puisque l'intérieur est occupé par l'Arsenal militaire. Sous la direction d'un capitaine dont ne sait toujours rien, on creuse alors pour connaître la disposition originelle du chœur médiéval, détruit après la Révolution, et on y trouve le pavement de tesselles, photographié par Jean Dieuzaide, avec deux éminences scientifiques de l'époque et un inconnu. Car si nous avons pu reconstituer assez facilement l'histoire du mobilier archéologique vieux de quinze siècles, nous n'avons pas trouvé trace, dans nos fouilles documentaires, assez superficielles avouons-le, d'un capitaine Jacques Ferran ayant évolué au 20e siècle.
C’est là qu’intervient le chaînon présent, l’indispensable : le facteur humain. Relisant ces lignes, l’archéologue qui rédige “Sous les pavés” me prévient que les informations sur le susnommé Ferran se trouvent dans La Dépêche du 5 octobre 1965. Il était le fils d’André, professeur de littérature à la faculté, il était militaire et avait obtenu de sa hiérarchie l’autorisation, les engins de terrassement et la main d’œuvre pour creuser.
La sous-série 1Fi comprend plus de 10 000 clichés réalisés entre 1850 et 2000, classés et conservés ensemble pour des raisons de format et de support (tirages photographiques). Parmi ces images, dont les dimensions sont inférieures à 13 x 18 cm, figurent plusieurs centaines de portraits dits « carte-de-visite » ou « portrait-carte » signés au bas et au dos, par de grands noms de la photographie toulousaine : Trantoul, Provost, Massip, Decap, Delgay, etc. De simples portraits en buste ou en pied, qui se présentent parfois sous la forme de médaillons, et montrent des personnes lambda, tombées depuis dans l’anonymat.
Mais alors, comment ces milliers d’images des plus ordinaires peuvent-elles se transmuer en clichés extraordinaires ? Car, pour qui sait les regarder, ces photographies valent de l’or. Telle celle que nous vous présentons ici, attribuée à la maison « Provost père et & fils » dans les années 1870 : un tirage photographique assez quelconque, contrecollé sur carton, aux petites dimensions (10,5 x 6,5 cm). Tout ce qu’il y a de plus banal, me direz-vous. Et pourtant…
Ce jeune homme – faisant fi de l’espace et du temps – nous jetant son regard anachronique et vibrant depuis un studio de la rue Lafayette, il y a plus de 150 ans, me fascine. Cette image m’interpelle et fait signe à l’archiviste-iconographe que je suis, comme tous ces reflets de vies anonymes, anodines, minuscules pour emprunter le titre de Pierre Michon1, que nous consignons.
Dans la (re)découverte de ces portraits « mineurs » se joue quelque chose de touchant et d’essentiel. Il s’agit là de « l’ordinaire extraordinaire » dont parle le photographe Lee Shulman, qui dans son « Anonymous project » exhume les archives photographiques de personnes inconnues et leur redonne vie en les soumettant, dans ses expositions, à nos regards émus.
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1.Vies minuscules, Pierre Michon, éd. Gallimard, Paris, 1984.
Au gré de nos trouvailles iconographiques, nous ne manquons jamais de partager avec vous les clichés et les travaux qui nous marquent et nous fascinent : Louis Albinet, Maurice Gourdon, Eugène Trutat, Jean Dieuzaide, André Cros, la liste est longue. Mais j’imagine bien qu’un détail n’a pas pu vous échapper… il semblerait que les femmes photographes manquent cruellement à l’appel. Sans beaucoup de surprise, la présence et le talent des femmes de l’image – artiste, reporter, technicienne – restent encore bien trop ignorés. Derrière les opérateurs toulousains déjà évoqués, se cachent aussi bien souvent l’œuvre des femmes : tireuse, archiviste, entrepreneuse et photographe.
Sur le périmètre toulousain, il y a bien – au moins – un nom, figure majeure de la photographie, qu’on ne peut se permettre d’oublier. En novembre 1937, cette dernière est présente sur les pistes du futur aérodrome civil de Toulouse, situé à Blagnac. Elle couvre un meeting aérien organisé par l'Aéro-Club de Toulouse et des Pyrénées. L’événement est relaté dans plusieurs titres de la presse locale soulignant les prouesses d’une pilote limougeaude, Suzanne Picat. Dans les pages de L’Express du Midi, en date du 13 novembre 1937, on découvre un des portraits de l’aviatrice, représentée conquérante, aux commandes de son aéronef. L'image est l’œuvre de Germaine Chaumel (1895-1982), portraitiste et reporter toulousaine. A ce moment-là, jeune professionnelle de l’image et active depuis seulement deux années, elle débute encore, mais ne va pas tarder à couvrir toute l’actualité (culturelle, sportive, politique, économique et sociale) pendant les périodes charnières de l’entre-deux-guerres et de la seconde guerre mondiale. On lui doit notamment les très rares clichés illustrant les années noires à Toulouse. Photo-reporter pendant ces dix années, elle va travailler avec de nombreux périodiques (régionaux, nationaux et internationaux), tels que Paris Soir, L’Express du Midi, La Garonne, La Dépêche, le Bulletin Municipal et même le N-Y Times. A côté de son activité pour la presse, elle réalise aussi de nombreux portraits dans son logement situé eu numéro 21 de l’actuelle rue Saint-Etienne, où elle y aménage son « Studio Germaine Chaumel ». Artiste, mais aussi actrice en faveur d’une promotion et diffusion de la photographie, elle fonde en 1936 avec d’autres camarades photographes, le célèbre Cercle photographique des XII. Une dizaine d'années plus tard, elle remarque et parraine le jeune « Yan », Jean Dieuzaide, afin qu’il rejoigne ce collectif sélect de photographes toulousains. L’épopée photographique de Germaine Chaumel se clôt en 1953, année où elle quitte la ville, abandonne ce médium artistique pour se lancer dans une nouvelle carrière à Paris, dans le domaine de la mode.
Si son parcours a déjà fait l’objet de plusieurs actions de valorisation (expositions, catalogue), son nom et son fonds semblent, a contrario de certains de ses homologues hommes, encore bien trop méconnus du grand public. Consciente de survoler un bien trop vaste sujet, je ne peux que vous inviter à creuser la thématique, et vous propose de découvrir ces quelques ouvrages et expositions sur l’histoire et l’actualité des femmes photographes : Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1945, de Marie-Robert et Thomas Galifot, Les femmes photographes sont dangereuses, de Laure Adler et Clara Bouveresse, Une histoire mondiale des femmes photographes, de Luce Lebart et Marie Robert, ou encore Femmes photographes, dix ans de luttes pour sortir de l'ombre, de Sylviane Van de Moortele.
Jean Dieuzaide, vous le savez, a fondé la première galerie publique d'exposition exclusivement dédiée à la photographie en France, c'était le Château d'Eau, en 1974. Les Rencontres internationales de la Photographie d'Arles (les RIP) allaient sur leur cinquième année et le musée Niépce ouvrait quelques mois plus tard à Châlons-sur-Saône. La photographie accédait au statut de discipline artistique reconnue par les services de l'État.
Faisant partie du cercle proche qui entourait les trois fondateurs des Rencontres (Lucien Clergue, Jean-Maurice Rouquette et Michel Tournier), Jean Dieuzaide y fut présent pendant au moins deux décennies et les photographia de 1972 à 1991. Pendant cette période il prit un peu plus de 10 000 photos, scrupuleusement organisées dans deux albums avec dates, rappels des événements photographiés, identifications de participants. On y voit le monde de la photographie d'alors dans une ambiance studieuse pendant les colloques mais aussi très détendue, comme des vacances entre amis, les grands noms et les inconnus se côtoyant sans distinction.
Plonger dans ces planches contact a quelque chose d'ébouriffant, et le mistral arlésien n'y est pour rien. Cette collection de photographies est un autre versant du travail de Jean Dieuzaide, moins connu mais essentiel pour travailler sur la période. Un premier inventaire a été réalisé, qui nous permet de répondre à vos sollicitations, mais nous entamerons prochainement la phase de rédaction des notices descriptives, grâce à laquelle nous pourrons rendre ces deux albums accessibles en ligne sur notre base de données.
Pour consulter le fonds Dieuzaide déjà disponible, c'est ici
Ma réflexion prend sa source dans ces quelques moments (plutôt nombreux) où s'est invitée ma maladresse proverbiale. Roulettes, roues et tous éléments qui s’en composent qui normalement facilitent les déplacements : chariots, brouettes, cycloïdes, véhicules automobiles, voire valise à roulette, peuvent se transformer pour moi en véritable calvaire. J’ai davantage confiance en mes deux jambes et à tous les éléments qui se portent sur les épaules (un bon vieux sac à dos par exemple), pour gagner et parer à toutes épreuves et libérer, au cas où, mes deux mains. Photographe, mon choix s'est porté sur du matériel léger et peu encombrant, la technologie nous permettant maintenant de réaliser des prises de vue d’une qualité sans commune mesure avec des objets toujours plus légers.
Si on peut aujourd’hui se permettre ce luxe, on sait bien que les photographes et la photographie n’ont guère attendu l’aire de l’appareil mobile pour avoir l’image mobile. Dès son avènement, les exemples d’itinérances et de mobilités ne manquent pas et vont ponctuer son histoire ; allant des premiers photoreporters lors de la guerre de Crimée (1853-1856), aux opérateurs des studios ambulants, jusqu’aux amateurs éclairés, en passant par les photographes touristes. Il faut aussi bien se figurer ce qu’implique de voyager avec un tel accoutrement : une chambre photographique, nécessitant parfois un trépied et surtout de nombreuses plaques de verre aux dimensions variées. Même si, au gré des innovations techniques et au fil des décennies, le procédé photographique gagne en fiabilité et en praticité, le chemin vers la modernité reste long, surtout pour ceux qui se projettent vers des trajectoires aux conditions parfois extrêmes.
Le fonds Maurice Gourdon (1847-1941) est un bel aperçu des vacillations photographiques possibles. Photographe, dessinateur, géologue, toute son épopée est régie par ses deux passions : les Pyrénées et les sciences. Il est amené à parcourir des distances, grimpant sur des sentiers abrupts et montagneux, puis naviguant sur des eaux en direction de contrées éloignées à explorer. Bien au-delà des monts Pyrénéens, Maurice Gourdon va jusqu’à transbahuter avec lui son outillage photographique aux frontières de l’Arctique. Sur une durée de presque un mois, du 9 juillet ou 6 août 1906, il embarque avec 137 compagnons à bord de l’Île-de-France pour une croisière organisée par la Revue générale des sciences en direction de Spitzberg, une île norvégienne peuplée et située dans la mer du Groenland. Sur le bateau, une chambre noire, à destination des photographes, est aménagée. Il nous est aujourd’hui possible de retracer cette expédition à travers ses 199 plaques de verre dédiées à la projection. Elles sont numérotées, légendées, conservées dans 19 petites boîtes en carton qui sont rigoureusement inventoriées à la main dans un carnet. Des récits retracent aussi ce voyage, qu’on peut suivre à travers les mots d’Eugène Gallois dans Une croisière Française au Spitzberg, mais aussi via les écrits du scientifique Otto Nordenskjöld publiés dans la Revue générale des Sciences. Le fonds Maurice Gourdon, aujourd’hui en cours de traitement, n'attend que nous pour partir, avec ou sans roulette, à l’aventure ! Avec en ligne de mire, des températures glaciales à affronter, mais surtout des images insoupçonnées à découvrir.
Décidemment, on pourrait dire de lui qu’il est partout ! Mais, « de qui parlez-vous ? », allez-vous me demander. Du photographe toulousain Louis Albinet (1890-1938), bien sûr. Lequel, s’il n’est pas à Toulouse en train de documenter des meetings aériens ou la venue du président Poincaré, est tantôt en Afrique du Nord, dans un campement de Zouaves à Batna, Jendouba ou Bizerte, tantôt à Constantinople ou Odessa, fixant quelques années avant Eisenstein, les marches de l’escalier Richelieu… Et je ne vous parle pas de Gênes, Turin, Milan, Venise… qu’il visite à l’été 1920 au lendemain de son mariage avec Juliette Gauthier. Autant de pérégrinations qu’illustrent ses nombreuses plaques de verre que nous avons la chance de conserver et qui sont, en bonne partie, traitées.
Ici, c’est au Mont Athos, petit état monastique autonome du nord de la Grèce, qu’on le retrouve. Parti à l’Armée d’Orient en août 1916, Louis Albinet est présent à Salonique en 1917 où il documente la vie dans le camp de Zeitenlik, les quartiers et l’architecture de la ville et le terrible incendie qui la ravage. Sur ce cliché pris en mai 1917, ce sont les pentes escarpées du Mont Athos – la montagne sacrée –, culminant à plus de 2 000 mètres et plongeant dans les eaux de la mer Egée, qu’il nous donne à voir. Et c’est une chance ! Ce site millénaire est réservé aux seuls visiteurs majeurs de sexe masculin…
Centre spirituel orthodoxe depuis le 10e siècle, le Mont Athos rassemble vingt monastères au patrimoine artistique exceptionnel – peintures murales, icônes, objets orfévrés, manuscrits enluminés. Et Louis Albinet ne s’y est pas trompé quand il témoigne, dans ses vues stéréoscopiques, de l’architecture singulière de ces églises et de la richesse de leur décor. La visite qu’il nous offre du monastère de Saint-Pantéleimon et de ses espaces fermés est unique : après le salon de réception et le réfectoire déserts, nous pénétrons dans l’église Pokrov et découvrons l’assemblée de moines réunie pendant l’office. Un reportage en Macédoine-Centrale à découvrir, dans le fonds Louis Albinet, en suivant ce lien.
J'aimerais dire que "les photographes, ça ose écrire sur leurs photos ! C'est d'ailleurs à ça qu'on les reconnaît", mais je n'oserai pas. Ceci dit, je pourrais vous le montrer, notamment chez Jean Dieuzaide.
Il a toujours écrit, ainsi que ses équipes, sur ses albums et ses tirages. On pourrait croire qu'il remplissait des champs de métadonnées : lieux, personnes, légendes, dates, éléments de contexte, ou encore indications de cadrage, à des fins de publication ou d'exposition. Quand on est au cœur de l'œuvre, on sent la présence de son auteur au travail, ses choix, ses directions. Parfois la voix est claire, très claire, parfois elle l'est moins, voire beaucoup moins.
Dès 1944, Jean Dieuzaide écrit, d'abord à l'encre bleue, puis noire, au crayon à papier, au feutre, qui est l'un de ses outils favoris, notamment le fameux feutre marron. J'en trouve partout : dans les albums, sur les contacts, au dos des tirages de presse, des tirages d'exposition ou de collection, dans les dossiers, sur les courriers. La main est omniprésente à l'atelier Dieuzaide, celle de Jacqueline bien entendu, mais aussi celles de toutes les personnes qui y ont travaillé. La seule* qui utilise le feutre marron, c'est celle de Jean.
* à l'heure où vous lisez ces lignes, j'ai repéré des contre-exemples mais je me garderai bien de vous les exposer. Explorez, explorez, vous finirez par les trouver :)
Non, ne vous inquiétez pas, ce n'est pas votre vue qui vous fait subitement défaut à la lecture de ce billet. Inutile de contacter en urgence votre ophtalmologue, vous n'êtes pas atteint de diplopie ; vous êtes simplement confronté à une photographie stéréoscopique. Cette technique fascinante, popularisée dans les années 1850, repose sur des principes découverts dès 1838 par Charles Wheatstone, permettant au spectateur de percevoir une image en trois dimensions. Ces deux vues jumelles, presque identiques, sont conçues pour tromper notre perception et créer une sensation de relief, c'est le principe de la vision binoculaire. Nos yeux, espacés d'environ 6 cm, regardent ces clichés décalés, et notre cerveau synthétise ces informations pour nous donner l’illusion de profondeur. Afin d’éviter une fatigue oculaire certaine pour le restant de votre journée, je vous conseille d’utiliser un stéréoscope au lieu de vous épuiser à tenter de loucher des heures durant devant vos écrans. Cet outil permet de visionner ces deux mêmes images de manière qu’elles se juxtaposent pour n’en faire apparaître plus qu’une. Et là, la magie opère : des éléments en premier ou dernier plan se détachent du décor. On s’immerge dans l’image, qui nous semble parfois même s’animer.
À ses débuts, le procédé stéréoscopique était encore mal maîtrisé et principalement utilisé par des professionnels ou quelques amateurs éclairés. Cependant, à partir de 1893, cette technique connaît un véritable regain d'intérêt grâce à la commercialisation du vérascope Richard. Cet appareil, réputé pour son format compact, est beaucoup plus facilement transportable que l’imposante chambre photographique de l'époque. Dans le commerce, on trouve désormais de petites boîtes contenant une douzaine de plaques de verre prêtes à l’emploi, rendant ainsi la stéréoscopie accessible à un public plus large.
Dans nos fonds, il est possible de découvrir de nombreuses vues stéréoscopiques.
Les supports et types de documents sont variés : des négatifs et positifs sur plaques de verre, ainsi que des cartes sur lesquelles des tirages contacts étaient collés. Sur certaines d'entre elles, l’auteur a fait preuve d’une grande créativité, souhaitant accentuer l’aspect spectaculaire qu’apporte cette technique, en ajoutant de la peinture ou en réalisant de fines entailles pour laisser passer des filets de lumière. D'un autre côté, la stéréoscopie a également été utilisée dans un cadre plus réaliste et documentaire. Une grande partie des images provient de photographes mobilisés pendant la Première Guerre mondiale. Parmi elles, le fonds Louis Albinet, en cours de traitement, renferme plus de 2 000 stéréoscopies sur plaques de verre. Dès ma première découverte, j'ai été fascinée par ces clichés.
Aujourd'hui, je les redécouvre, toujours avec émerveillement, mais consciente de l'intention qui animait le photographe : je perçois mieux sa volonté de jouer avec la perspective d'un paysage renversant, ou avec l'architecture monumentale des villes qu'il visite. Chaque image est soigneusement pensée, cadrée et composée pour transmettre une véritable sensation de relief. Dans cette même lignée, je vous invite aussi à explorer sur notre base de données les photographies réalisées par Raoul Berthelé et Antonin Ruffié.
Nous sommes en 1952. L’Association française des éclairagistes1 organise, comme régulièrement depuis 1937, les journées nationales de la lumière. Cette année un concours photographique est lancé, qui incite photographes professionnels et amateurs à se saisir de la nuit à l’occasion de la Semaine de la lumière. L’idée est de collecter des images mettant en exergue le soin apporté par la Ville à l’éclairage de l’espace public et des édifices patrimoniaux, mais aussi celui des commerçants à leurs vitrines. Les pratiques changent, nous sommes dans une période d’expansion économique où l’on ne se préoccupe pas de l’accès aux ressources énergétiques et où l’attractivité se joue tant sur la sécurité accordée aux habitants aux heures sombres qu’à l’esthétique : être bien dans sa ville, c’est aussi la trouver belle.
Le fonds du concours photographique “Lumières sur la ville” compte près de cinq cents tirages dont plus de soixante-dix sont de Jean Dieuzaide. Certains ont été réalisés pour l’occasion, d’autres pour les besoins de clients.
Si les images de nuit sont courantes aujourd’hui, celles du 20e siècle nécessitaient une maîtrise technique qui n’était pas à portée de téléphone. Il fallait s’équiper d’un trépied, d’une cellule pour mesurer la lumière et régler l’appareil, de patience pour faire la mise au point et de son expérience pour évaluer le type de pellicules à embarquer. Mais le résultat était souvent si inattendu qu’il avait quelque chose de magique.
Ce fonds nous embarque parfois dans une atmosphère de polar, rues désertes aux pavés luisants. On pourrait voir Bogart surgir d’une voiture à traction, ouverture des portes vers l’arrière et marche-pied, vêtu d’un imper, borsalino et cibiche au bec, à Toulouse-sur-Chicago.
1. L’association existe toujours, sous le nom d’Association française de l’éclairage.
Des oies et des jeux ! Non, nous ne sommes pas dans un cirque romain, mais bien dans l’enceinte du Stadium où, en ce 24 mai 1953, le Toulouse Football Club rencontre le Cercle Athlétique de Paris. Sur le terrain, se tiennent côte à côte les joueurs du club toulousain devant leur nouvelle mascotte, une oie baptisée « Jeanne-Marie ». Le palmipède leur aura porté chance puisque, à l’issue de cette saison, le club toulousain est sacré champion de France de deuxième division.
Réalisée par André Cros, cette image révèle toute la malice du photographe. Captant l’air amusé des joueurs observant l’animal, puis nous le donnant à voir, il créé un ping-pong visuel efficace. « Les observateurs/scrutateurs observés » pourrait-on lire en légende du cliché.
Pour la petite histoire, l’oie devient l’emblème du TFC en avril 1953, suite au déplacement du club à Strasbourg, lors d’un match décisif de la division 2. Souhaitant offrir un cadeau à leurs homologues alsaciens, les dirigeants toulousains leur apportent une oie… vivante ! Hélas, un penalty sifflé en faveur du TFC – qui remporte la rencontre 2-1 – provoque la colère du président strasbourgeois. Hors de question qu’il garde l’animal ! Jeanne-Marie est ramenée à Toulouse, fêtée avec les joueurs à leur arrivée, devenant ainsi la mascotte du club avant de finir empaillée.
La découverte d’un fonds d’archives s’accompagne, bien souvent, de son lot de surprises et d’étonnements. Très récemment, celui du photographe toulousain Louis Albinet (1850-1938) a encore frappé. Après avoir évoqué les apparitions inattendues à l’image de son ombre lors d’un précédent billet, cette fois, c’est celle de cet escalier monumental qui est restée solidement ancrée dans ma mémoire. Nos lecteurs cinéphiles ont peut-être déjà une petite idée, mais aujourd’hui on voyage à Odessa, et je vous raconte à quel point une seule photographie peut avoir le pouvoir de témoigner si subtilement de l’histoire. En 1925, une scène mythique de l’un des monuments de l’histoire du cinéma, Le Cuirassé Potemkine, fait entrer dans l’Histoire les 192 marches de l’escalier Richelieu d’Odessa. Réalisé par Sergueï Eisenstein, le film raconte un épisode historique de la Russie : la révolte et la mutinerie de l’équipage du Cuirassé Potemkine survenues pendant la révolution de 1905, considérées comme prémices de la Révolution d’Octobre 1917. Ce long-métrage, en plus d’être pour l’époque une véritable prouesse technique usant d’un des premiers travellings du cinéma, est surtout réputé pour être une des œuvres de propagande majeure du XXe siècle. Sous la demande du gouvernement soviétique en place, l’auteur romance et transforme l’histoire, usant de procédés esthétiques révolutionnaires, pour appuyer la nouvelle philosophie idéologique en place.
Attendez, pas la peine de vous essouffler en grimpant à toute allure ces 142 mètres qui s’étendent entre ces deux différents récits d’une seule et même histoire. Prenons tout de même un peu de temps pour faire une pause, et arrêtons-nous sur un des neuf paliers intermédiaires pour écouter celle de Louis Albinet, l’auteur de cette vue stéréoscopique sur plaque de verre. Au cours de la Première Guerre mondiale, le photographe est mobilisé sur le front d’Orient et intègre le Service Archéologique de l’Armée d’Orient. Dans ce cadre, il produit une importante quantité de clichés et nous fait voyager en Grèce, allant de Salonique à Delphes, puis en Turquie, pour terminer sa course, en mars 1919, dans la ville d’Odessa. Peu avant son retour en France, il nous dévoile l’atmosphère hivernale de cette ville et arpente ses avenues enneigées. Situé en contrebas de cette enfilade interminable de marches, il double de quelques années le réalisateur russe, et révèle cet ouvrage architectural qui deviendra, des décennies plus tard, si célèbre.
Croyez-le ou non, les escaliers ont bien des histoires à nous raconter. Je ne peux d’ailleurs pas m’empêcher de terminer cet article par une de mes dernières trouvailles, encore signée de la main de Monsieur Albinet. Il nous emporte avec lui à Sienne, en Italie, en compagnie de sa très chère épouse. Qui sait, peut-être que cet escalier fort photogénique, mis en valeur par les douces lumières des vacances, ainsi que la pose de Juliette Albinet vous évoqueront quelques belles histoires et raviveront les scènes les plus marquantes issues de vos films ou séries favoris.
Ce qui est incroyable avec le fonds Dieuzaide c’est que vous tirez sur un fil et toute la pelote se déroule. Un peu comme quand je cherche un titre à mon article. Par exemple, sur le thème de la grenouille, une première recherche nous permet de découvrir un reportage de 1946 intitulé « Quatre jeunes filles en vacances à la campagne » où une des photographies porte la légende « chasse à la grenouille ». C’est maigre pour un article Arcanes. A peine peut-on parler du fait que ce sont les premières vacances post-guerre et que Jean Dieuzaide, comme ses contemporains, souhaite passer à autre chose, montrer que la jeunesse française peut se détendre, profiter de la paix, sortir les bikinis et taquiner le batracien. Sorte de mantra pour conjurer la morosité. D’ailleurs, dès 1945 il avait photographié les premières vendanges en temps de paix après 6 années de répression.
Mais en creusant plus avant, de frogs en rosbifs, s’impose la question de la cuisine traditionnelle ou, plus largement, de l’alimentation. Et là, il y a. Plus qu’on ne pense. Il y a de quoi illustrer une évolution de la production agroalimentaire et de sa communication pendant les Trente Glorieuses.
Joie. Et frustration parce que l’exhaustivité est une illusion.
Nous avons donc, pour la production, le gavage des oies à la main et avec le sourire (toujours en 1946 et visible en ligne), la transformation et le conditionnement du lait dont la production de beurre (Union laitière coopérative), de biscottes (Paré), la cueillette (alimentation de Provence). Le conditionnement n’est pas en reste avec un reportage sur la verrerie ouvrière d’Albi et la verrerie BSN. Signalons un reportage dédié à la production de berlingots pour le lait et des images de produits à fins publicitaires chez ULC.
Et la commercialisation, on en parle ? Le fonds regorge de prises de vues dans les foires et les marchés, que ce soit autour de joueurs de rugby, de célébrités résidant ou de passage à Toulouse et bien entendu des reportages spécifiques sur les activités économiques. Cela nous mène inévitablement aux foires-expo ou au marché-gare, dont il a également suivi la construction, des maquettes (pour la municipalité de Toulouse) à la fabrication par les Ateliers de la Rive (nous en avions exposé un tirage aux Jacobins en 2021-2022) et l’entreprise Loupiac. Inauguré le 21 avril 1964, André Cros s’y trouve, alors que Jean Dieuzaide est à Arnaud-Bernard pour suivre sa dernière journée de vente. Rassurons-nous, il a suivi de près l’arrivée de l’Épargne et de Monoprix. Ceci nous permet d’affronter un choix cornélien : architecture ou industrie ? Mais si nous restons fidèles à notre idée de départ et que nous nous en tenons à l’alimentation, d’un marché à l’autre nous passons à Victor-Hugo et aux Carmes, dont Dieuzaide nous offre des avant/après reconstruction. Poussons encore d’un pas et partons dans le Gers, nous y trouvons le marché au gras de Trie-sur-Baïse ; continuons à l’étranger : la nourriture reste très présente dans les reportages au Portugal, en Turquie et en Espagne. Poursuivons plutôt vers le nord : même à Londres, il nous délecte d’étals. Nous voici presque au point de départ, un petit saut de grenouille et nous voilà sur nos pattes.
Deux hommes – l'un muni d'une épuisette, un filet de pêche autour du cou, l'autre affublé d'un étonnant costume – encadrent un petit chien déguisé posant, sous une ombrelle, en équilibre sur une bicyclette. Une représentation de l'absurde ou de la fête, qui prend parfois un tour déraisonnable, extravagant. On notera l'air malicieux du personnage de droite et les sourires de ceux qui assistent à la scène, à l'arrière-plan. Sa casquette vissée sur la tête, le personnage de gauche essaye quant à lui de garder son sérieux, le temps de la photo s'entend. Sans élément de contexte, que dire de cette image sinon qu'elle illustre un certain sens de la fête ?
Nos fonds iconographiques comprennent de nombreux clichés réalisés lors de cérémonies, banquets, foires, bals populaires, cavalcades et carnavals… qui nous offrent un témoignage unique de la façon de faire la fête, de célébrer et de commémorer les événements à Toulouse au fil du temps. Cette photographie extraite d'un reportage du photographe et homme de presse, Marius Bergé, montrant comment se déroulaient les festivités du 14 juillet dans les années 1920, n'en fait pas exception. Pendant l'entre-deux-guerres, la célébration de la Fête nationale donnait lieu à l'organisation de toute une série de manifestations : à la traditionnelle revue des troupes pouvaient ainsi succéder des Joutes Cettoises ou des régates sur la Garonne, des courses hippiques ou taurines, une fête de gymnastique, l'arrivée d'un critérium cycliste, un concours de bébés et voitures fleuries au Grand-Rond. Mais ce n'est pas tout.
L'image que nous vous présentons a été prise en marge du fameux concours de pêche initié alors sur les bords du Canal, chaque 14 juillet, par la Société des pêcheurs à la ligne de la Haute-Garonne. Concours qui était précédé d'un défilé costumé – et en musique – lors duquel les pescofis ou pêcheurs toulousains rivalisaient d'originalité. « Les pêcheurs à la ligne ont eu leur journée le 14 juillet » rapportait Le Cri de Toulouse du 28 juillet 1923. « Ils n'ont pas pris la Bastille… mais dans le canal de Brienne, une quantité notable de poissons. 800 lanciers avaient bravé une journée torride pour pincer un chevesne ou un barbillon, voire même un coup de soleil. »
Je vous amène aujourd'hui dans l'immédiat après-guerre, dans une photographie vivante, qui peut provoquer une sensation de vertiges en cascade.
Des lignes horizontales sur la gauche confrontées à une soudaine verticalité puis à un enchevêtrement de barreaux sur la droite, aucune rondeur, pas d'humain : la lecture est malaisée au premier abord. L'œil cherche un appui, une référence et tout à coup la surface granuleuse du sol boueux apparaît. Alors suivent les tubes, les bacs où l'on voit couler la boue, l'échafaudage, puis le point de vue : le photographe perché au sommet d'une plateforme qui repose sur une tour étroite et vide nous oblige à sonder le trou vertigineux. On imagine la machinerie, les exhalaisons soufrées, le vacarme des moteurs avec leurs moyeux d'acier graissé, les mécaniciens contrôlant, changeant les trépans, têtes aveugles perforant l'intimité de la terre à des profondeurs encore jamais atteintes.
Une première percée à 1900 mètres en 1939 sur la commune de Saint-Marcet, dans le Comminges, permit à la France de s'approvisionner en gaz naturel « local » jusqu'à ce que le gisement soit réputé épuisé, en 2009. Avant d'avoir des idées, nous avions un peu de pétrole.
Jean Dieuzaide réalise ses premiers reportages sur les hydrocarbures pyrénéens dès 1945-1946. Il documente le ravitaillement en gaz à Toulouse par wagons chargés de bonbonnes. Il se rend dans le Comminges où il photographie les chercheurs dans les laboratoires de géologie de Saint-Gaudens puis le site de forage, les installations et les ouvriers au travail.
Plus tard, il œuvre pour la Régie autonome des pétroles (RAP), se rend dans le Sahara algérien sur la base d'In Amenas, travaille pour la société nationale des pétroles d'Aquitaine (SNPA). Une partie non négligeable de ses photographies industrielles a été réalisée autour du pétrole et ses dérivés et en 1993 l'entreprise Elf achète la quasi-totalité des négatifs issus de ce travail*. Nous avons encore, aux Archives de Toulouse, tout ce qui concerne le client Heurtey, ainsi que les premiers reportages de 1945-1946, visibles en ligne.
*Vous pouvez venir sur place consulter le contenu de ce reportage de 1964 en Algérie, cédé par l'auteur au groupe pétrolier.
Début des années 1950, le tourisme se développe à grandes enjambées dans une France où la voiture est une botte de sept lieues, sur un réseau routier qui se modernise. Michelin (pneus, cartes jaunes, guides verts et chefs étoilés) fait des émules : les guides touristiques se répandent, s’attachant une suite de spécialistes du patrimoine dans laquelle Jean Dieuzaide s’insère.
On sait qu’il rencontre Benjamin Arthaud dès 1950 lors d’une réunion du groupe des XV à Paris (groupe dans lequel le photographe Lucien Lorelle le fait entrer), et qu’il débute, à partir de 1953, une grosse décennie de collaborations avec l’éditeur isérois, après avoir fait ses preuves dans La Gascogne. On sait aussi qu’en 5 ans il illustre 13 volumes de la collection « La France illustrée » chez Alpina, petits ouvrages faciles à sortir du sac pendant les vacances ou à utiliser pour faire visiter la région aux amis de passage. Après Alpina il entame une collaboration avec Dom Angelico Surchamp pour les éditions Zodiaque. Une nouvelle rencontre marque l’œil de Dieuzaide, celle de l’art roman, et plus largement du patrimoine religieux médiéval, qui fait écho à sa spiritualité. Après une participation en 1956, il signe la photographie de 6 volumes entre 1958 et 1963 et obtient en 1961 le prix Nadar pour Catalogne romane. Parallèlement il œuvre aussi pour l’éditeur toulousain Privat avec des publications sur l’histoire régionale entre 1955 et 1967.
Ce sont les Trente Glorieuses et il faut alimenter l’appétit de découverte et de voyages avec des publications étoffées ou faciles d’accès mais toujours alléchantes. L’illustration, et particulièrement la photographie, y tient une place de choix. Majesté d’un monument, authenticité de traditions, mise en valeur de richesses locales, le photographe doit traduire l’atmosphère qui donnera envie de venir sur place, il séduit le chaland. En cela, Jean Dieuzaide est un métatouriste. Il parcourt une grande partie du sud de la France et de l’Europe, mais pas que, cahier des charges en poche et valise pleine de documentation sur les destinations pour lesquelles une publication est programmée.
Il visite ainsi une vingtaine de régions et pays en un peu plus de 15 ans, participe à une trentaine de publications et engrange une matière photographique qui remplit plus de 60 albums, consultables sur rendez-vous aux Archives. C’est en partie par ces pérégrinations que Dieuzaide se forge une patte. Son regard s’aiguise, son réseau se développe, il se forge une place notable auprès des directeurs d’entreprises et institutions et répond à leurs très nombreuses commandes, dont nous parlerons lors d’un prochain billet.
Sale/salle/salé… Je ne sais si cela tient à la saison estivale – propice aux voyages en tous genres et tous azimuts – mais le sujet abordé ce mois-ci dans Arcanes ouvre, aux rédacteurs et « passeurs de mémoire » que nous sommes, un vaste champ des possibles. Que de directions s’offrent à nous ! Alors pourquoi ne pas les emprunter toutes ?
C’est au bord de l’eau, sur les quais de la Garonne, que je m’engage. Là, sur le port Saint-Pierre, le port de la Daurade et le port Viguerie, les lavandières sont au travail. Leurs étendoirs de linge
(sale)
immaculé ponctuent de blanc les représentations anciennes que nous avons du fleuve, nous éblouissant encore de leur clarté et nous procurant une sensation de fraîcheur. Un peu plus loin, c’est sur une île que nous arrivons – Le Ramier – où, dans les années 1925-1930, l’architecte Jean Montariol conçoit, à la demande de la municipalité socialiste, le parc municipal des Sports, véritable palais d'éducation physique et d'hygiène. Une étonnante série de plaques de verre, réalisées en juillet 1931 à l’occasion de l’inauguration de la piscine d’été, nous montre la salle des Fêtes ou salle Jean-Mermoz encore en travaux, comme vous ne l’avez jamais vue.
De la salle Jean-Mermoz à l’aérodrome de Montaudran, il n’y a qu’un pas… ou qu’une association d’idées. A bord d’un avion Latécoère, mettons le cap vers le Sud. Après avoir survolé le détroit de Gibraltar, fait escale à Casa la blanche, longeons les côtes africaines en direction de Dakar en passant par le mythique cap Juby. Sur cette ligne, Saint-Ex, Mermoz, Reine… affrontaient quotidiennement la brume, la chaleur et le vent de sable pour acheminer le courrier au péril de leurs vies. Sale temps pour les pilotes, pourrait-on croire ! Or, pour beaucoup, comme Emile Lécrivain, il n’y avait pourtant de plus beau trajet. « On y grille, on y est pris par les Maures, on y reste. Mais on ne peut s’en détacher. Il n’y a pas de plus belle ligne que Casa-Dakar. Quand le temps est clair, qu’on a la mer bleue d’un côté, le sable tout fauve de l’autre et le ciel au-dessus, que le moulin tourne rond, tout chante à l’intérieur1. »
Ce voyage au fil de l’eau, à travers les époques et nos fonds photographiques, ne serait pas complet sans un bain régénérant dans l’eau salée. Ici, au Cap Ferret, en 1908. Plouf !
1. Joseph Kessel, Vent de Sable (Gallimard, Paris, 1966).
En préambule à l’exposition Ce qui arrive (Fondation Cartier, Paris, 2002), imaginée par le philosophe et urbaniste Paul Virilio sur le thème de l’accident, le visiteur pouvait lire ces lignes éclairantes : "L’un des principaux phénomènes opposant la civilisation contemporaine à celles qui l’ont précédée est la vitesse. L’accident en découle. Il est une accélération qui affecte la vie, l’art… Les sociétés qui développent la vitesse développent l’accident." L'accident – défini comme "ce qui arrive" et qui produit toujours un effet de sidération et de surprise – fait partie intégrante de l’histoire contemporaine. Et les photographies en sont les premiers témoins.
La recherche par mot-clé « Accident » dans notre base de données dédiée aux images donne lieu à une foule de résultats illustrant la diversité de la thématique. Depuis les catastrophes naturelles comme les inondations, aux sinistres artificiels de type industriels ou techniques, tous les aspects ou presque de l’accident y sont archivés : des accidents d'avions, de trains ou de voitures – plus attendus – à celui, plus rare, d'un attelage désuet renversé sur « l’ânodrome » des Amidonniers... Et comment évoquer les accidents à Toulouse sans parler de la catastrophe de la Dalbade, fait marquant de l'histoire locale, largement documenté par les photographes Louis Albinet et Marius Bergé ?
Sur le cliché que nous vous proposons, c’est pour les passagers du tram de la ligne 16, reliant Capitole à Guilheméry, que les choses se sont gâtées. Samedi 3 mai 1941, il est presque 14h30 quand un tramway remonte l’avenue Camille Pujol. A l’arrêt situé à proximité du Caousou, un court-circuit se produit. Alors que le wattman descend pour constater l’accident, relate La Dépêche du 4 mai 1941, la motrice fait subitement marche arrière et, prenant de plus en plus de vitesse, sort de ses rails, rentre dans la rue Jean-Goujon, traverse le boulevard de la Gare pour finir… dans les eaux du Canal. Certains passagers vont même jusqu’à sauter de voiture lors de cette course folle. « Jusqu’à une heure avancée, une foule considérable stationnait sur les bords du Canal, témoigne le journaliste. En ville, ce tragique accident a provoqué une profonde émotion ». De la sidération, sans doute.
Une personnalité dont je n’ai pas retenu l’identité aurait déclaré que Dieu, dans sa grande clémence, a donné la soif aux humains pour qu’ils puissent profiter du raisin. Etrangement, dans ces moments, un grand verre d’eau me semble plus approprié et le raisin, je m’en empiffre sans modération lorsque la saison arrive (avec une préférence pour le muscat qui poussait sur la vigne grimpante dans le jardin de mes grands-parents). Je vous laisse tirer les conclusions que vous préférez quant au vin.

En revanche, je peux vous parler de ce que j’observe dans le fonds photographique de Jean Dieuzaide que j’ai la chance d’entretenir tous les jours comme une vigneronne cultive sa vigne. L’agriculture y tient une bonne place, notre photographe montrant une inclination pour le monde rural, ses paysages, ses habitats, ses productions, l’organisation et les gestes du travail de la terre par les animaux, les femmes et les hommes. Parmi ces sujets, la vigne et le raisin témoignent d’un intérêt persistant, mais aussi d’une commande constante de photographies viticoles.

À partir de 1951 l’activité de Yan, qui se présente comme photographe reporter, se diversifie. Il pratique la photographie d’illustration pour plusieurs maisons d’éditions, travaillant ainsi pour Arthaud, Alpina, Zodiaque, Braun, Privat, entre autres. Il s’agit, dans ces années, de relancer le tourisme et de valoriser les richesses régionales : patrimoine religieux, industriel, mobilier, bâti, immatériel, paysages. La France est un pays de vin, chaque région productrice souhaite mettre en avant son terroir et ses pratiques ancestrales. Les commandes que Dieuzaide honore comptent inévitablement des passages dans les vignobles, de préférence au moment des vendanges. Nous conservons ainsi des reportages en Armagnac, Gascogne, dans le Tarn, en Gironde (notamment au Château Lafite), dans le Minervois, à Banyuls, Moissac, en Haute-Garonne, Charentes Maritimes, Anjou et en Alsace.
La plupart de ces photographies sont issues de reportages ou de commandes spécifiques réalisés pour des éditeurs, mais sont regroupées dans l’album « Agriculture », consultable sur place et sur rendez-vous.

« Il est tout à fait d’un philosophe ce sentiment : s’étonner », déclare Socrate au début du Théétète, dialogue platonicien sur la science. « La philosophie n'a point d'autre origine ». Or l’étonnement ne saurait pourtant lui être réservé, loin s’en faut.
Ainsi est-il fréquent, dans les services d’archives figurées, d’entendre les uns et les autres s’étonner, s’émerveiller ou même s’émouvoir devant certaines images qu’ils voient défiler. Et l’interjection Oh ! de compter parmi les favorites des archivistes/iconographes.
Quelle n’est pas en effet notre surprise quand l’on retrouve, après maintes investigations, le contexte de prise de vue ou la localisation d’une série d’images d’abord énigmatiques, ou lorsque l’on voit ressurgir, au détour d’un cliché, un édifice, une place ou même tout un quartier aujourd’hui disparu, si non entièrement transformé. Parfois, c’est le sujet même qui nous interpelle par la rareté de sa représentation, son étrangeté ; parfois c’est son caractère désuet qui nous touche. Il arrive même que la beauté de certaines images vienne à nous couper le souffle. Le sentiment du sublime n’est pas loin. Comme cette photographie du pont Saint-Pierre, sur plaque de verre, prise en 1927 par le photographe toulousain, Louis Albinet, que je soumets à votre regard.
Si le nom de Jean Dieuzaide évoque inévitablement la photographie en noir et blanc, beaucoup ignorent que dès la fin des années 1940 il s’intéressait déjà à la couleur. Lorsqu’il conçut les plans de son nouvel atelier1, rue Erasme, en 1964, il prévit même un laboratoire spécialement dédié. Les processus de développement des négatifs, des diapositives et des papiers couleur sont très spécifiques, les tirages doivent être effectués dans le noir total, les chimies employées pour les développements sont différentes de celles utilisées pour le noir et blanc. En entrepreneur dynamique, toujours à la pointe de la technologie et à la tête d’un laboratoire renommé dans tout le sud de la France, Jean Dieuzaide s’est naturellement lancé dans l’aventure.

Diapositive ou négatif, les deux supports ont été utilisés pour des commandes de clients. En revanche de nombreux clichés à destination de la presse ou des éditeurs, illustrant des ouvrages sur Toulouse, sur les régions et les pays dans lesquels Jean Dieuzaide a été missionné, ont fait l’objet de variantes en diapositives.
Vous n’avez pas encore vu de numérisations de photographies en couleur issues du fonds Jean Dieuzaide sur notre base de données, c’est normal, nous œuvrons en priorité pour rendre visible le noir et blanc. Cependant vous avez pu croiser des indications de leur existence. En effet, le fonds est très organisé, avec ses propres codes : couleurs, abréviations, vocabulaire. Ainsi, sur les albums de contacts vous verrez parfois des petits carrés de couleur en bas à droite des images. Le vert indique que pour l’image en question il existe un exemplaire sur négatif couleur, et le rouge pour les diapositives. Parfois ce sera exactement la même vue, parfois légèrement différente.
Nous aurons l’occasion de revenir sur ce sujet des duplications de prises de vues lors d’un prochain article, en attendant je vous invite à l’observatoire du pic du Midi pendant l’hiver 1952-1953, après la mise en service du premier téléphérique permettant au personnel d’y accéder plus facilement et tout au long de l’année. L’image illustrant cet article est une diapositive couleur, identifiée grâce à ce contact. Les diapositives, très sensibles aux altérations, ont généralement “viré”, c’est à dire que certaines couleurs ont complètement disparu, laissant des images presque monochromatiques, souvent magenta. Le reportage entier, et en noir et blanc, est consultable en ligne (pages 37 à 43).
Avant de nous quitter, et juste pour le plaisir, voici une photographie issue d’un reportage sur les festivités du 14 juillet 1959 à Toulouse, dont vous avez sans doute déjà vu un tirage en ville, sous les arcades de la place du Capitole.

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L’un des principes de base en archivistique est le « respect des fonds », selon lequel chaque document doit être maintenu ou replacé dans le fonds dont il provient. Un fonds est défini comme un ensemble de documents, de toute nature, constitué de façon organique par un producteur dans l'exercice de ses activités et en fonction de ses attributions. Un document d’archives ne revêt donc de sens et de valeur que par rapport à cet ensemble, à ce tout dont il procède.
Il en va de même pour les photographies d’archives. Isolées, prises séparément, celles-ci pour la plupart – au mieux – nous interpellent, attisent notre curiosité ou nous séduisent. Elles ne finissent par faire véritablement « sens » qu’une fois appréhendées dans leur ensemble. Ainsi réunies, mises « bout à bout », les images s’éclairent soudain les unes les autres. Re-contextualisées, elles passent du statut d’œuvres quasi muettes à celui de témoignages délivrant des informations précises, documentant un événement, l’histoire d’un lieu, d’un individu, d’une entreprise, etc.
Sur ce cliché : deux sacs postaux en provenance ou en direction de la France posés sur le sol, devant un avion. A son bord, un pilote supervisant la manutention du courrier assurée par deux hommes en tenue de mécano. Isolément, que nous dit cette image, sinon qu’il s’agit là d’un témoignage de l’Aéropostale ? C’est une fois replacée dans son fonds d’origine, mise « bout à bout » avec celles issues de la même série, que l’image va dévoiler ses secrets. On apprend alors qu’on est ici au début des années 1920, à Barcelone précisément, où « La Ligne » imaginée par Pierre-Georges Latécoère pour le transport postal, faisait alors escale.
Et l’on découvre que le jeune homme timide, dissimulé sous sa casquette, est Amédée Jayet (1899-1981) qui a connu dans l’aéronautique civile, un étonnant destin. Entré en 1922 aux Usines Latécoère de Toulouse-Montaudran comme simple mécanicien, il a gravi rapidement les échelons pour finir directeur-adjoint du Centre de Révision de Toulouse d’Air-France. Proche de Mermoz, d’ailleurs rencontré à l’Escale de Barcelone, à la même période que notre photo, c’est à lui que ce dernier aurait confié avant sa disparition : « Vivement que je reparte en courrier sur l'Atlantique ! Au moins, là-haut, on vit ! »… Si la consultation de ce fonds (5Fi) récemment traité vous intéresse, les images numérisées sont accessibles ici.
Novembre 1947, Nérac (Lot-et-Garonne), des robinets de la fontaine de Fleurette, se met à couler de l’essence. En deux temps trois mouvements, l’affaire occupe la presse locale et nationale qui voient deux avis s’affronter : les uns assurent qu’un gisement se réveille, arguant que le sous-sol recèle un filon pétrolifère, les autres restent sceptiques et s’en remettent aux experts.
En attendant le verdict, Dieuzaide, méthodique, revient donc de Navarre avec des clichés qu’il classe soigneusement en album. D’abord des vues générales de la bourgade, sa rivière la Baïse, son château de la maison d’Albret, puis la fameuse fontaine à conter des histoires. Mise en situation de la population devant les robinets, on montre que le liquide s’enflamme, on tente même une mise en scène « à la façon d’un laboratoire », où, installé à un établi, l’on fait manipuler une bouteille avec une pince… tout en tenant une cigarette allumée à la main. Chaque élément décrit dans les articles parus est illustré, l’ensemble est localisé, daté et organisé*, un personnage est identifié, le reportage est paré pour la vente. Nous avons découvert que France Soir a publié une des photographies dans un article du 6 novembre 1947.
Pendant ce temps, les analyses se poursuivent et les conclusions tranchent le débat : le liquide recueilli est bien raffiné. La voix de la raison corrobore une enquête de police qui atteste de la disparition, possiblement dans le secteur, d’un camion de carburant dérobé en 1940. La piste de l’enfouissement puis de la détérioration des cuves sous terre semble la plus sérieuse, selon plusieurs papiers en date du 7 novembre 1947.
De là à savoir qui était le plus siphonné du camion dérobé ou de certains spécimens de la population, il y aurait un pas que nous ne franchirons pas. En revanche, lorsque nous franchirons une frontière, ce sera sans doute à pied pour aller constater de nos propres yeux si réellement du vin rouge coule de la fontaine d’Irache. Siphonner ou conduire, on a toujours dit qu’il fallait choisir.
* cliquer sur la vignette puis chercher les vues 64 et 65 pour voir les pages de l’album
Pour aujourd’hui, vos lunettes et jumelles ne suffiront pas, je vous conseille de vous équiper d’une longue-vue, ou même d’un télescope, et vous invite à plonger la tête dans les étoiles, et dans une brève histoire de l’astronomie. De tout temps, et même à Toulouse, le ciel et ses mystères ont toujours fasciné les foules. Après des prémices au cours du 17e siècle, inspirées des mouvances et avancées scientifiques de l’époque, c’est au 18e siècle, où Toulouse, acquiert un début de renommée dans ce domaine. Le tout premier observatoire s’installe dans une tour des remparts de la ville, mais rapidement jugé peu adapté, plusieurs scientifiques de l’élite toulousaine décident d’aménager leur propre espace dédié à l’étude des astres. Parmi eux, la personnalité de François Garipuy se démarque tout particulièrement, il installe son observatoire, au rez-de-chaussée, puis au tout dernier étage de sa demeure, située au 16 rue des fleurs, en plein cœur du quartier Saint-Étienne et à deux pas du Palais de Justice.
Presque un siècle d’observations et de découvertes a passé, avant la conception de l'actuel Observatoire de Jolimont. A partir de 1839, il fallait gravir la longue rue du 10 avril, pour atteindre un des points culminants de la ville, la butte de Calvinet, depuis lequel on construisit ce tout nouveau site dédié à l’astronomie. En ces lieux, c’est toute une histoire des sciences, mais aussi d’hommes et de femmes, pour certains devenus célèbres, tel que Benjamin Baillaud, d’autres anonymes, mais œuvrant avec passion en tant que techniciens, calculatrices, ou auxiliaires, à l’étude des phénomènes célestes. C’est depuis ces coupoles, à l’époque isolées de toutes nuisances lumineuses, qu’ils usaient d’instruments pointus, ou bien mystérieux (tout dépend du point de vue), afin de scruter de plus en plus près, ce qui nous paraît encore et toujours si inatteignable.
De nos jours, les études astrales ne sont plus réalisées au sein de cet établissement. Il nous faut maintenant côtoyer des sommets, certes pas au point d’atteindre les étoiles, mais c’est bien depuis le Pic du Midi, à 2 877 m d’altitude, qu’une partie des travaux de l’observatoire astronomique de Midi-Pyrénées est menée. Sur cette photographie, issue du fonds du préhistorien Émile Cartailhac, il nous donne à voir le site à l’aube de ses premières années. On distingue à l’image, les bâtiments nouvellement conçus, depuis 1880, portant tous deux le nom des fondateurs : Charles du Bois de Nansouty et Célestin-Xavier Vaussenat. On remarque aussi l’absence de la coupole Baillaud, construite quelques années après, au tout début du XXe siècle, en 1908. Apparaît aussi sur ce cliché, un photographe, sur le point d’immortaliser ce moment historique, ou bien de capter l’admirable point de vue dont il est aussi spectateur.
En février 2021, les archives ont fait l’acquisition d’un ensemble d’objets ayant appartenu à un ancien gardien de la prison Saint-Michel : une casquette brodée d’une étoile, une médaille et un diplôme délivré par l’administration pénitentiaire. Sans oublier la pièce maîtresse du lot : un étonnant portrait en buste dudit homme. Sur cette peinture, décorée d’un cadre blanc et doré, le surveillant est vêtu de son uniforme et coiffé de son couvre-chef réglementaire en feutre.
Mais l’aspect le plus intriguant de cette œuvre s’avère être la signature peinte en noir en bas à gauche, indiquant le nom de l’artiste et la date : Arthur Finemann, 1952. La légende familiale raconte que le portrait aurait été réalisé dans l’enceinte de la prison et par un des prisonniers. Après moult recherches, le verdict est tombé (sorti du chapeau), Arthur Finemann, était bel et bien un ancien détenu de la maison d’arrêt de Saint-Michel.
En juin 1951, convoqué par le tribunal militaire de Toulouse, il est condamné pour des crimes de guerre perpétrés lors de la Seconde Guerre mondiale. Ancien membre de la Gestapo à Rodez, il est jugé responsable du massacre de Sainte-Radegonde d’août 1944. Appelé le « Grand Luc », il hérite aussi du sinistre surnom de « terreur de l’Aveyron ». Après trois années d’emprisonnement à Toulouse, il quitte la France et finit par rejoindre son pays natal, l’Allemagne, pour y poursuivre son activité de peintre et de marchand d’art.
Il est vrai que le portrait lui-même présentait certaines caractéristiques, pour ne pas dire un air de famille - notamment en termes de pilosité - qui auraient pu nous donner des indications sur la personnalité de son auteur.
- « Rhaaa… mais c'est plus du grain là, c’est des patates ! »
Parmi les photographes qui ont travaillé en argentique, celles et ceux qui ont entendu ou prononcé cette phrase sont légion. On fait alors référence à l'aspect granuleux des films qui s'observe sur les émulsions très sensibles à la lumière, comme les 3200iso, ou, bien sûr, les pellicules de mauvaise qualité ou mal traitées. Ce qu'on ne sait pas toujours, même lorsqu'on est né au temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, c'est que la pomme de terre a réellement été utilisée en photographie.
En 1907, Louis Lumière met au point un nouveau procédé qui permet de restituer les couleurs sur une plaque de verre : l’autochrome. À la couche de gélatino-bromure d'argent désormais traditionnelle, il adjoint une couche de fécule de pomme de terre dont les grains ont été teintés en rouge, vert et bleu. Oui, je sais "that rings a bell", ou "ça dit quelque chose", comme on dit par chez nous. En effet, il s’agit du principe de restitution des couleurs par synthèse additive, dont les écrans de télévision cathodiques (que les moins de 20 ans, etc.), par exemple, utilisent le principe. C’est-à-dire que ce sont de petits points lumineux, alignés de manière régulière, qui reçoivent une quantité de lumière différente et la renvoient sur la rétine, le cerveau se chargeant d’analyser le mélange et de traduire l’information. L’espace colorimétrique restitué est donc très dépendant des teintes utilisées pour colorer la fécule, ce qui explique les couleurs surprenantes que l’on observe sur ces autochromes, difficiles à numériser.
La photographie qui illustre cet article est tirée d’une boite de 4 plaques montrant l’atelier de photographie de L. Ader, en 1907 justement. Outre les instruments et objets mis en scène et qui feront l’objet d’une autre publication, ce bouquet de fleurs est parfait pour montrer un grossissement de cette couche de poussière organique (ci-dessous).

Le percepteur d’impôts Charles Chevillot (1891-1980) a travaillé au Sénégal et au Mali ; il fut affecté à Aspet à son retour en France, puis dans la Sarthe, avant de revenir à Toulouse pour sa retraite. Il a pratiqué la photographie en amateur tout au long de sa vie. Son fonds compte près de 900 photographies, dont 160 plaques stéréoscopiques autochromes, réalisées entre les années 1910 et les années 1930, en Afrique, dans les Pyrénées et à Toulouse. Elles offrent une vision colorée rare de scènes et paysages que les moins de 90 ans…
Pour résumer, les premiers enregistrements en couleur de la réalité ont été rendus possibles avec de la poussière de pomme de terre. C'est patatique !
Ce n’est pas ce que vous croyez. Il est vrai qu’un virage constitue un changement d’orientation, que le terme peut être pris à la lettre ou à la légère, même si un virage est souvent lourd de conséquences. Point de brutalité ici, restons délicats, comme les virages photographiques.
Le procédé consiste à « combiner le dépôt métallique (argentique donc) avec des métaux nobles comme l’or, le platine, ou des éléments comme le plomb, le sélénium, le souffre, etc. »1. Utilisé dès le 19e siècle pour améliorer la stabilité des tirages, cela permet également de donner une teinte (du jaune au brun, du bleu au rouge en passant par le pourpre) à des photographies monochromes. Si l’on peut pratiquer le virage sur la totalité du tirage il est également possible de se restreindre à certaines parties de l’image, mais cette technique n’est pas une colorisation pigmentaire et n’est pas considérée comme une retouche.
Nous conservons peu de tirages virés aux Archives municipales. Le fonds Jean Dieuzaide en compte une trente-cinquaine, dont 8 sont actuellement exposés dans la rétrospective Jean Dieuzaide – 60 ans de photographie au réfectoire du Couvent des Jacobins. Parmi les autres, cette photographie issue de la très belle série Les orgues, initiée par une commande de l’État à l’occasion de l’Année du patrimoine en 1980.
1 Bertrand Lavedrine, (re)Connaître et conserver les photographies anciennes, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, Paris, 2007, p. 146.
Ceci est une déclaration. Une déclaration à Toulouse, ma ville natale, que j’aime tant.
Quelle vue le photographe nous en donne-t-il là ! Lui qui s’est péniblement hissé à l’aide d’un comparse, avec son appareil et ses plaques de verre, sur le toit de la cathédrale Saint-Étienne. Il a l’air de faire si chaud ce jour-là. Des canotiers les protègent du soleil de plomb. Sous leurs yeux ébahis, la ville comme elle s’offre rarement au regard et sur laquelle semble flotter comme un air de vacances et de dolce vita. Toulouse n’est-t-elle pas d’ailleurs célébrée – depuis Stendhal et Henry James – pour son allure italienne ?
Les silhouettes des Augustins et des Jacobins comme les coupoles du Grand Hôtel ou de La Grave nous ramènent cependant à Toulouse. Et cette image, empreinte de douceur, est une invite à la découvrir autrement. « Si vous voulez flâner à travers Toulouse, conseillait Pierre Cabanne, ne prenez pas de guide, empruntez le lacis de rues caillouteuses et fraîches qui part de la place Saint-Étienne… le long des demeures des parlementaires, des nobles, des parvenus ou des marchands, regardez les façades, levez le nez sur les porches, entrez dans les cours, montez les escaliers… et, si vous le pouvez, grimpez sur les toits et rêvez. C’est la chose la plus agréable du monde que rêver à Toulouse1. »
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1 Pierre Cabanne, Toulouse (Paris : Éditions du Temps, 1963, coll. « Lieu-dit »).
La magie aujourd'hui a la cote. Et pas seulement dans cette Lettre consacrée à l'attribut du magicien ! Alors que se tient l'exposition « Magies et Sorcelleries » au Muséum de Toulouse, me revient en mémoire un beau livre sur lequel, dans une autre vie professionnelle, j'ai travaillé : le catalogue d'une exposition sur la photographie spirite, organisée par le Metropolitan Museum (New York) et la Maison européenne de la Photographie (Paris), retraçant les liens entre sciences occultes et photographie1. Au fil de l'édition de l'ouvrage, je découvrais stupéfaite des clichés aussi étranges que fascinants. Transes, lévitations, visions fantomatiques, apparitions de fées (!), médiums faisant surgir de leurs corps de mystérieux ectoplasmes... Autant de manifestations de l'invisible que les photographes avaient réussi – avec plus ou moins de bonheur et souvent de trucages, diront les plus sceptiques – à capter. Sur cette image, point de médium en transe ni de tables qui tournent, mais un illusionniste, avec ses accessoires, proposant ses tours de magie à un public qui lui semble acquis.
Si la photographie entend documenter le réel dans toute sa matérialité, ses liens avec l'occulte sont plus nombreux qu'il n'y paraît. Les daguerréotypes n'avaient-ils pas, selon Walter Benjamin, le pouvoir de capturer l'aura ? Et de saisir cet inconscient optique qui échappe à notre regard ? « La nature qui parle à l'appareil photographique, écrivait-il, diffère de celle qui s'adresse à l'oeil »2... De même, la vision en relief de cette image stéréoscopique colorisée ne relevait-elle pas du tour de magie pour ceux qui, à la fin du 19e, la découvraient ? Et que dire enfin de ce médium qu'est la photographie qui permet, comme d'un coup de baguette, de nier l'espace et remonter le temps, nous mettant en présence de contrées lointaines et d'êtres disparus ou absents ?
1. Le Troisième œil : la photographie et l'occulte, Denis Canguilhem, Clément Chéroux et Pierre Apraxine (Paris, Gallimard, 2004).
2. Petite histoire de la photographie, Walter Benjamin (Paris, Allia, 2012).
Qu’il s’agisse du cachet de la poste sur une carte postale, de celui d’un photographe, d’un organe de presse ou d’une administration au dos d’une photographie, le tampon est ce qui peut permettre de dater l’image, d’en révéler l’histoire, parfois la raison d’être mais surtout la provenance. Simple tampon au verso ou timbre sec apposé à même le cliché (cf. notre illustration), il reste un outil de choix qui nous renseigne sur l’auteur et les droits d’utilisation de l’image. Plus souvent qu’on ne croit, le tampon reste pourtant le grand absent des photographies que nous traitons, nous privant d’informations essentielles et transformant celles-ci en « images muettes », selon le mot de Semprun.
Comment savoir alors quel regard se cache derrière ces photographies ? Il est ainsi assez fréquent – ce qui rend notre métier encore plus exaltant – que nous menions un véritable travail d’enquête pour remonter, d’indices en indices, jusqu’à leur auteur. Des investigations parfois longues, minutieuses, pouvant aboutir à des résultats que l’on n’espérait pas !
Ainsi d’une série de 1300 plaques de verre documentant la vie toulousaine dans les années 1900-1920, mais aussi des opérations militaires menées en Afrique du Nord, notamment au Maroc, avant l’établissement du protectorat français. Des documents conservés dans nos fonds depuis plusieurs années et dont l’auteur demeurait une énigme. Aidés d’un petit carnet de notes – souvent sibyllin – attribué au photographe qui n’y livrait jamais son identité, d’une occurrence d’un nom de famille qui s’est avéré être celui de la femme qu’il avait épousée, ce n’est pas sans émotion que nous avons réussi, en épluchant les actes d’état civil, à retrouver notre homme. Ces photographies avaient maintenant un auteur dont nous connaissions désormais, grâce à l’acte de naissance et au matricule militaire de ce dernier, les grandes dates de la vie. Et quelle ne fut pas notre surprise de tomber un jour par hasard, en salle de lecture, sur l’arrière-petit-fils de ce dernier auquel nous avons eu la joie de faire découvrir ces clichés !
Un enfant dans un nid : pourquoi pas dans un chou ou une rose, tant qu’on y est ! Celui-ci est en robe de baptême ; ne lui manque qu’un ruban sur le crâne, et nous voilà avec un bel œuf pascal. Songez-y, parents, cette pauvre diablesse n’a rien demandé, et la voici pour la postérité, posant, le regard incrédule, mains sur les hanches et doigts de pieds en éventail. Ce bébé-là est habillé, mais à cet âge ils sont souvent représentés nus, ce qui est le cas depuis au moins le Moyen Âge si vous regardez bien. Il faut donc concevoir la nudité comme une incarnation* de la pureté, de la naïveté ou de innocence. Soit. Mais les choux, nids et autres rosiers, de quoi sont-ils l’expression ?
*Cet enfant n’est pas nu et je lui ai attribué le terme d’incarnation. Le coussin dans lequel il est calé forme deux petites ailes derrière lui, qui font de lui un ange. C’est une référence à l’Annonciation, qui, dès l’iconographie médiévale, marque l’incarnation divine.
Et si l’on poussait nos sens jusqu’à l’étourdissement, jusqu’au vertige ? Et si l’on s’évadait, le temps d’un billet, sur les allées Jean-Jaurès quand elles s’appelaient presque encore « Lafayette » et que s’y déroulaient, chaque année, les populaires « Foires de Mai »… ?
C’est à une immersion totale et joyeuse dans une fête foraine bruyante, odorante, colorée, que je vous invite. Vous aussi êtes en manque de sensations fortes, de sourires et de promiscuité ? Saisissez cette occasion de vous mêler un instant – du moins en pensée – aux visiteurs arpentant les allées. Que leur flot vous emporte et vous grise ! Entendez-vous le grondement de la foule ? Et cet air entraînant et désuet que jouent, à pleins poumons, les cuivres de la fanfare voisine ? A côté, c’est une autre musique : celle du rugissement des tigres de la ménagerie Pezon, dont se dégage une forte odeur de cuir... Vous y êtes ?
Un peu plus loin, après le coin des lutteurs et les baraques des marchands de bibelots, les magiciens font concurrence aux cartomanciennes et autres vendeuses d’espérance. Puis, ce sont les manèges et leur promesse de tourbillon vertigineux. Que ne laissez-vous transporter et découvrir le monde – sinon Toulouse – à l’envers, à bord d’un wagon lancé sur les montagnes russes ? Ne manquez pas non plus la fameuse roulette et autres jeux de hasard. Tout est prétexte pour tenter sa chance. Alors faites vos jeux !
Notre lettre est donc ce mois-ci consacrée au « soupir ». Superbe occasion, me suis-je dit, d’évoquer Venise – à laquelle je suis aimantée – et son pont fameux. Une opportunité, ai-je pensé, de faire (re)découvrir à nos lecteurs les belles photographies sur plaques de verre réalisées par Eugène Trutat et ses confrères de la Société de Géographie de Toulouse lors de leur périple en Italie dans les années 1880-90. Et de conclure ce billet par une citation s’apparentant à un soupir : "Voir Venise et mourir"... L’affaire était dans le sac !
Or, après vérification… il s’avère que ce ne sont pas les charmes de la cité des Doges qui ont inspiré à Goethe cette citation. Loin s’en faut ! Le poète ayant été subjugué, comme il l’écrit dans son Voyage en Italie, par les magnificences de… Naples.
Me voilà donc partie pour rédiger cet article avec, pour seuls bagages, une citation et un soupir ! « Voir Naples et mourir ». Changement de cap, donc ! Quittons les canaux de la mystérieuse et brumeuse Venise pour la lumière de la Campanie. A nous l’Italie du Sud, ses routes escarpées, la côte Amalfitaine qui n’est que poème, les ruines de Pompéi et le Vésuve dont la cime enveloppée de nuages surplombe le golfe de Naples. Cela ne tombe pas si mal, me direz-vous : Eugène Trutat et ses amis géographes nous ont laissé des souvenirs enchanteurs de leur séjour là-bas. Un album-photo que les voyageurs, désormais immobiles, peuvent consulter en un clic, sans sortir de chez eux.
Un pourpoint, une cape, une barbiche, des bas, des souliers, des froufrous, une fraise, un chapeau à panache, des gants : le costume est riche, et renvoie au 16e siècle. L’artiste, dans une attitude presque bouffonne, soigne son image. Mais quoi d’autre ? Nous avons peu d’informations : une notice descriptive, la numérisation du recto et celle du verso.
La photographie est collée sur un carton orné d’un cadre. Ce décor compte plusieurs motifs en référence à la musique, qui ne sont autres que les attributs des muses de la poésie et de la danse. Sans chercher très loin, on peut supposer qu’Eugène Merlin, qui comptait des artistes dans sa clientèle, avait aussi de quoi présenter ses travaux. Nous avons trois portraits de petit format montrant trois personnages dans le même studio à décor peint, mis en évidence sur un carton avec cadre, destiné lui-même à être encadré. Quelle mise en abîme !
Il est des détails qui peuvent passer inaperçus ou que l’on croit insignifiants. Et pourtant…
Quand on examine un portrait ancien conservé dans les fonds, on regarde généralement le tampon du photographe, l’arrière-plan et son décor, la tenue vestimentaire ou encore la coiffure du personnage. Autant d’indices qui vont nous aider à dater l’image, à la contextualiser et à la faire parler. Or, à se concentrer sur ces seuls éléments, on peut manquer l’essentiel : un geste, un regard, une posture, qui pourtant nous font signe(s). 
Ainsi du geste, tout en délicatesse, de cette jeune femme posant dans le studio d’un photographe toulousain. Elle est assise, accoudée à une banquette, la main – à première vue – nonchalamment posée sur le dossier. A y regarder de plus près, il n’en est rien. Approchez-vous. Aiguisez votre regard. Voyez cet avant-bras et la texture de la peau. Percevez-vous, dans cet instantané, comme un frémissement – savant mélange de tension et d’abandon, d’appréhension et de confiance devant l’objectif du photographe ?
« Rien de ce qui semble furtif n'est négligeable car il révèle ce souffle de l'air qui entourait ceux qui nous ont précédés et qui nous effleurent encore » témoigne l’historienne Arlette Farge citant Walter Benjamin, qu’elle apprécie tant. Pour elle, certaines photographies sont une « forme de vibration ». Alors que l’histoire officielle passe sous silence les singularités, ces photographies de l’intime exhument les personnages invisibles et les âmes oubliées.
Le monde se partage en deux catégories de personnes : celles qui aiment le mois de septembre et celles qui ne l'aiment pas. Toutes les raisons sont valables, quel que soit le groupe dans lequel on se trouve. On peut déplorer la fin des vacances ou apprécier que leur interminable longueur ait enfin trouvé un terme. On peut se réjouir de retrouver les camarades de classe, les enseignants, les collègues, les entraînements de rugby, de porter enfin ces jolis vêtements neufs mais un peu trop épais pour le mois d'août, ou pas. Les bouchons se reforment gentiment sur des axes trop fréquentés, ce qui conduit à des décisions fracassantes : « puisque c'est comme ça, je vais prendre les transports en commun ! ».
Eh bien, il était temps. Cette possibilité est offerte aux toulousains depuis le milieu du 19e siècle, lorsque la ligne de chemin de fer ralliant Bordeaux et poursuivant vers Sète dépose ses paquets de voyageurs, leurs valises, malles, mallettes et boîtes à chapeaux dans le quartier Matabiau. Le réseau de tramways d'alors, conçu pour convoyer les voyageurs entre les différents quartiers de la ville et le chemin de fer, est très bien représenté sur le portail UrbanHist, avec ses 4 lignes au départ de la gare. Vous apprendrez notamment que celle-ci est agrandie tout juste 50 ans après son inauguration. Des plans indiquent l'emplacement prévu pour les consignes à bagages, ce qui vous permettait de laisser votre bagagerie sur place le temps de faire un tour en fiacre pour rapporter quelques souvenirs, puis de repartir fissa : direction l'étang de Thau, le port de Sète, les tielles et le muscat. Parce que oui, il y a d'autres avantages au mois de septembre : celui de partir en congés sans emporter la foule dans son balluchon, les familles bruyantes, les bambins criants, les voisins de plage envahissants, et autres désagréments pour juillettistes et aoûtiens.
Quant aux joies de la circulation à la rentrée, certains semblent leur avoir trouvé une parade : marcher sur les voies, mallette en main. Il n'est pas certain que ce soit efficace, ni confortable, ni sûr.
Parfaite illustration du vers de Baudelaire, cette photographie des années 1910-1920 est une invitation au voyage. Un voyage aux Pyrénées. Celui-là même qu'a entrepris Ludovic Gaurier né à Bayon-sur-Gironde en 1875, descendant d'une longue lignée de marins, entré dans les ordres avant de devenir professeur de sciences naturelles. Alors qu'il n'a pas 30 ans, la surdité le frappe et l'isole : il s'installe alors à Pau et décide de consacrer son temps aux Pyrénées qui le fascinent depuis l'adolescence. A lui, désormais, les grandes explorations solitaires – le surnom d'« ours » lui est attribué –, l'ascension des sommets, l'étude des glaciers, la limnologie…
C'est d'ailleurs sur les rives d'un lac pyrénéen que l'abbé Gaurier a installé ici son campement, réduit à l'essentiel : deux simples tentes de toile. Juste à côté, les mains posées sur les hanches, un chapeau vissé sur la tête, un homme contemple ce paysage grandiose. S'agit-il de notre pyrénéiste communiant avec cette nature ordonnée ?
Dans son journal, celui-ci relate une nuit d'été passée au clair de lune, au bord d'un lac de montagne. Un éblouissement que je vous partage, en vous souhaitant de bonnes vacances : « Décidément, il fait trop chaud dans mon sac en peau de mouton... Si j'allais faire un tour de canot ?... Quelle nuit magnifique !... Calme complet. Je détache le bateau et me voilà parti sur le lac. La lune à droite du petit Pic se reflète d'une rive à l'autre. Je nage dans la lumière et chaque coup de rame soulève des paillettes d'argent… Longtemps, je vogue ainsi, goûtant avec ivresse le calme divin de cette nuit. » Ordre, calme et beauté.
Le doux verbe, dont la seule pensée alimente chez moi des rêves d'autre-part ! Souffler, partir loin, à plus de 100 km, plus loin que la station spatiale internationale, pour plus longtemps que 55 jours, sans masque d'où les sourires ne peuvent plus jaillir que d'yeux, ni mètre, sans télé, sans travail, sans injonctions à la rentabilité du vide, sans école et sans maison. Partir juste dans un grand jardin ensoleillé, à bicyclette avec la liberté sur le porte-bagages. Soyons patients, ce sera pour bientôt. Nous retrouverons peut-être la même émotion qu'Eugène sur le quai de la gare Matabiau devant la fière mécanique fumante prête à l'embarquer vers les flots sétois en un éternuement !
Si nous ne pouvons attendre, il reste une solution : le visio-dépaysement. Cela consiste à se rendre sur une base de données bien garnie d'images, comme celle des Archives municipales, et à y entrer ses propres invites à la rêverie.
Nous sommes en mai 1936. Et, comme chaque année depuis des siècles, l'Académie des Jeux Floraux célèbre sa « fête des Fleurs ». L'éloge de Clémence Isaure, figure inspiratrice mystérieuse, ayant été prononcé en salle des Illustres, une délégation de membres de la plus ancienne société savante d'Europe se rend à la Daurade. Les fleurs d'orfèvrerie désormais bénites, il n'y a pas de temps à perdre.
C'est à pied et à un rythme soutenu – en témoignent les visages un peu flous saisis au premier plan – que les « mainteneurs », comme il est d'usage de les appeler, quittent la basilique, leurs fleurs de poésie en main. Après une halte à l'hôtel d'Assézat où la société a établi son siège, ils sont attendus au Capitole pour remettre aux lauréats du concours poétique leurs récompenses.
En 1819, c'est à un poète naissant – le jeune Victor Hugo, âgé de 17 ans – que l'Académie décerna, lors de ce même concours qui l'opposait à Lamartine, la plus haute distinction qui soit. Son « Ôde pour le rétablissement de la statue d'Henri IV » déchaîna, paraît-il, l'enthousiasme quand elle fut déclamée dans les salons du Capitole : elle méritait bien un Lys d'or ! Les années passant, Hugo n'oublia pas l'Académie des Jeux Floraux qui, la première, sut reconnaître et encourager son talent. Ces quelques vers extraits de son recueil, Les Feuilles d'automne, se font l'écho de ce passage toulousain : « Toulouse la romaine où dans des jours meilleurs, j'ai cueilli tout enfant la poésie en fleurs ».
Ceci n'est pas une injonction, seulement un titre – choisi avec soin – pour désigner cet article. Et il est de saison ! Que nous donne à voir cette image prise en 1949, peut-être un jour de printemps ? Une devanture de magasin, celle du « Parfait jardinier », institution toulousaine proposant depuis près de 150 ans aujourd'hui, aux numéros 2 puis 16 de la rue de Metz, des graines potagères, fourragères et de fleurs.
Difficile me direz-vous, en cette période de confinement, de se procurer fleurs et semences pour vaquer insouciant à sa passion du jardinage. Détrompez-vous…
Ce temps particulier, pour le moins distendu, n'offre-il pas l'occasion de cultiver d'autres jardins, cette fois intérieurs ? Ne peut-on transcender ce printemps confiné pour faire éclore, en « parfaits jardiniers », une créativité, des dons ou des ressources qui ne cherchent qu'à s'exprimer ? C'est à une éclosion de ce genre que je viens d'assister admirative, dans mon service : plusieurs de mes collègues et néanmoins amis s'étant portés volontaires pour prêter main-forte au personnel des centres médicaux avancés mis en place par la ville. Une action solidaire parmi tant d'autres qui me fait dire qu'en 2020, les qualités humaines font aussi le printemps !
En ce moment, aux AMT*, il se passe de drôles de choses. L'équipe au quasi grand complet, c'est-à-dire 24 personnes (car il y a tout de même quelques exemptions), s'adonne aux joies du récolement.
- Mais qu'est-ce donc, mon cher ?
- Nous comptons, ma mie !
- Vous comptez, j'en suis fort aise ! (Ainsi donc chez ces gens-là on compte …qui l'eût cru, moi qui pensais qu'on s'y abîmait les yeux sur de vieux parchemins poussiéreux !)
- Absolument. Nous comptons ce que nous avons dans nos fonds. Un mètre ruban dans une main, un ordinateur dans l'autre, nous mesurons les boîtes, nous contrôlons, comme des fourmis, centimètre après centimètre, les près de 18 km de rayonnages (du Capitole à Montastruc en ligne droite). Et croyez-moi, des documents, il y en a tant et tant ! C'est un vertige de cotes, une danse de numéros sur des tableaux, des croix dans des cases, des heures dans un magasin réfrigéré à scander des incantations de lettres insensées, à chanter des successions de phrases sans verbe, une poésie de chiffres à vous faire prendre des lignes de code pour du Rimbaud. Et tout ça pour quoi ? Je vous le donne en mille, ma mie !
- Je suis toute ouïe, très cher.
- C'est réglementaire. Oui, c'est obligatoire. Une municipalité se doit de faire le compte de ses collections tous les six ans : ce qui est entré, ce qu'il y a, ce qu'il manque.
- Vous m'en direz tant !
- N'est-ce pas. Alors oui, ces temps-ci, on récole.
*Archives municipales de Toulouse, pour les intimes.
L'accueil réservé le matin à nos deux aviateurs à leur entrée en gare Matabiau avait été chaleureux. À la hauteur de leurs exploits. Il faut dire qu'à bord de leur bréguet 19, le Nungesser et Coli, Dieudonné Costes et Joseph Le Brix avaient accompli, du 10 octobre 1927 au 14 avril 1928, un tour du monde. Et réalisé pour cette occasion la première traversée de l'Atlantique Sud sans escale, ralliant après 20 heures de vol Saint-Louis-du-Sénégal à Natal (Brésil). Depuis leur retour, ils étaient reçus en héros dans les grandes villes de France.
À peine arrivés à Toulouse étaient-ils attendus au Capitole : le maire, Étienne Billières, souhaitait leur remettre le diplôme de citoyens honoraires de la ville. Alors qu'ils sont conviés au Grand-Hôtel à un banquet organisé à grands frais en leur honneur, c'est au stade Ernest-Wallon qu'on les retrouve sur cette image. Car à Toulouse, dimanche 6 mai 1928, journée faste, se jouait une finale de rugby. Avant un tour de piste triomphal resté dans les mémoires – si original, relate un journaliste, que le speaker en oublia de présenter les équipes (!) – nos deux aviateurs, leur chapeau à la main, rendent hommage aux joueurs du Stade Toulousain morts pour la France.
Ils ont le bel âge. Tout leur sourit. Dieudonné Costes, une gerbe de fleurs dans les bras, arbore un sourire insolent. Joseph Le Brix a ce regard si particulier qui, selon Saint-Exupéry, éclairait et ennoblissait tout ce qu'il touchait.
Trois ans plus tard, lors d'un raid aérien devant le mener de Paris à Tokyo, Joseph Le Brix disparaîtra au-dessus des monts Oural. En vol.